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Au Mauvais Endroit, au Mauvais Moment

© Fabien Debrabendere

MEMM – Texte et mise en scène Alice Barraud, Raphaël de Pressigny, Sky de Sela – Jeu, Alice Barraud – Musique Raphaël de Pressigny – au Théâtre de la Cité internationale Universitaire, dans le cadre du Festival Village de Cirque # 18, avec la coopérative de Rue et de Cirque (2r2c).

C’est à une re-naissance que nous convie Alice Barraud, voltigeuse de portés acrobatiques – portique coréen, la sienne. Blessée à la terrasse du Petit Cambodge un certain 13 novembre de l’année 2015, son bras gauche transpercé d’une balle qui avait fait voler en éclats ses os, ceux du bras et de la main. Pronostic négatif quant à son métier, qu’elle vivait avec passion, avec risque d’amputation et menace de septicémie par les plumes de sa parka qui s’était frayées un passage jusqu’à la blessure. « Trou de balle dans le bras ! » comme elle le dit en cultivant la distance avec un brin d’humour. Cinq opérations, deux ans d’hôpital et pendant cinq ans des notes qu’elle prend et qui l’aident à conjurer le mal en y posant les mots de sa souffrance. « J’étais devenue un paradoxe, dit-elle, comme une guitare qui a explosé, une vieille chaise cassée. » Elle s’est armée de courage et de patience pour retrouver la scène et dit les avoir puisés en prenant pour leçon de vie celle de grands artistes comme Ray Charles, cette figure majeure de la musique afro-américaine perdant la vue à l’âge de sept ans, ou Django Reinhardt déjà virtuose de la guitare perdant à dix-huit ans l’usage de deux doigts dans l’incendie de sa roulotte. Alice Barraud est, magnifiquement vivante et talentueuse, tant qu’à la regarder on oublierait le traumatisme si elle ne l’illustrait d’objets de l’hôpital qu’elle prend pour partenaires.

Un prologue musical piano clarinette, de son complice Raphaël de Pressigny batteur du groupe Feu ! Chatterton présent côté jardin, la propulse sur scène où se trouve un fauteuil qui se brisera ; une perfusion qu’elle baladera avant de chuter ; un lit d’hôpital – dans lequel elle aura subi toutes les angoisses de l’incertitude – sur lequel elle trouve ici la force du ludique et de la distance, de l’humour et du pied de nez. Derrière la gravité du récit, Alice Barraud fait des échappées dans le burlesque, dignes de Chaplin ou de Keaton avec ce lit qui monte et qui descend, où tête et pied se referment et la coincent, faisant valser le plateau repas où, avec la potence qui lui sert à se redresser dans le lit, elle se prend la tête, au sens propre comme au figuré. Alice Barraud passe de la gouaille aux larmes, du raisonnement à la folie, monte une dramaturgie de la scène à partir de sa tragédie personnelle inscrite dans un drame collectif et gère l’ensemble avec la précision et l’habileté du fildefériste.

En chemin elle parle de son petit frère qui tout jeune adorait faire claquer des pétards, blessé aussi ce même jour de novembre pour avoir tenté de la protéger et va jusqu’à en faire claquer elle-même à la fin du spectacle ; elle évoque le traumatisme qui lui fait redouter à tout moment l’intervention d’agresseurs : « Je les attends tout le temps… » ; tente de faire marcher ses doigts derrière le drap de l’hôpital qui lui permet des jeux d’ombres ; esquisse la  numérologie – dont l’hôpital est perclus – selon laquelle 6 serait le chiffre du diable ; se dirige vers le musicien, qui la prend dans les bras et la porte, comme dans un numéro de main à main acrobatique.

© Jérôme Heymans

Avant le cirque, Alice Barraud avait rencontré la danse qu’elle avait pratiquée depuis l’enfance en ses différentes formes. Elle maîtrise magnifiquement son corps au fil de ses numéros réalisés sur lit, au sol et au final, dans les airs. La fin du spectacle est terriblement émouvante et pleine de poésie. Émouvante, quand des cintres tombe un trapèze en triangle et qu’elle s’y accroche, d’abord d’une main, la droite, à partir du lit, puis des deux mains avec le sol pour tremplin, en voltige accélérée, car elle vole ; pleine de poésie, quand des plumes – référence à sa parka – tombent du ciel comme flocons de neige et qu’elle virevolte et s’enroule dedans, en pirouette.

Attirée très jeune par le cirque, Alice Barraud a été formée par Mahmoud Louertani et Abdel Senadji de la compagnie XY. Elle a travaillé avec l’équipe du Prato, à Lille et a toujours cherché le lien entre le corps et le rire. Elle a repris sa place dans la compagnie P’tit Cirk présentant son spectacle Les Dodos, du nom de cet oiseau trop gros pour voler, à l’opposé de l’acrobate, ainsi que Piano Sur le Fil, un concert-cirque de Gaëtan Levêque avec Bachar Mar Khalifé, dans lequel elle navigue entre danse et voltige avec une équipe circassienne.

Pour oser dire l’indicible à travers son récit de vie et le spectacle MEMM Au Mauvais Endroit, au Mauvais Moment, Alice Barraud a organisé sa pensée à partir de ses notes, aidée de Sky de Sela, également trapéziste et de Raphaël de Pressigny, batteur et clarinettiste qui suit avec précision sur scène son souffle et ses rythmes. Tous trois ont construit un spectacle très personnel où elle se raconte sans concession, en mots et en états de grâce, dans tous les sens du terme.

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2022

Création lumière Jérémie Cusenier – régie lumière Jérémie Cusenier et Thomas Kirkyacharian – régie son Wilfried Simean et Hugo Barré – régie accroches Fred Sintomer – costumes Anouk Cazin – constructeur/ingénieur Robert Kieffer.

Du 22 au 24 septembre 2022, Théâtre de la Cité internationale Universitaire, 17, bd Jourdan, 75014, Paris. tél. : 01 85 53 53 85 – site theatredelacite.com – En tournée : 3 et 4 octobre, La Comédi /Scène Nationale de Clermont-Ferrand – 14 (scolaire) et 15 octobre, Le Boulon/CNAREP, Vieux Condé – 27 janvier 2023, Espace Germinal, Scènes de l’Est Valdoisien, Fosses – 31 janvier, Théâtre de Jouy /Direction de la Culture, Jouy-le-Moutier – 3 février, ECAM, Espace Culturel André Malraux, Le Kremlin-Bicêtre – 10, 11, 12 février, Le Mans Fait son Cirque – 2 et 3 mars, Halle aux Grains/Scène Nationale, Blois – 10 mars, Gallia Théâtre, Scène conventionnée, Saintes – 31 mars, Jeliote/Centre National de la Marionnette, Oloron-Sainte-Marie – 4 et 5 avril, Scène Nationale Carré Colonne, Saint-Médard-en-Jalles – 8 ou 9 avril, La Piste aux espoirs, Tournai (Belgique) – 18 avril, Espace Culturel A. Poher/Les Bords de Scène, Ablon-sur-Seine – 21 avril, Théâtre Jean Arp, Clamart. En attente : 26, 27 mai, Cirque Théâtre, Pôle National Cirque Normandie, Elbeuf – 31 mai, 1er et 2 juin, Festival Les Utopistes / Théâtre de La Croix Rousse, Lyon.

 

Le Cri du Caire

© Nabil Boutros

Abdullah Miniawy textes, chantPeter Corser compositions, saxophone, clarinette, voix – Karsten Hochapfel violoncelle, guitare –  un récital France-Égypte, dans le cadre du Festival La Voix est libre.

Après un récital à la Maison de la Poésie en avril et avant la Cour du Collège Vernet au Festival d’Avignon en juillet prochain, ce Cri du Caire a résonné avec toute sa force de conviction au Théâtre de la Cité internationale universitaire de Paris le 1er juin.

Écrivain, poète et slameur, Abdullah Miniawy qui écrit les textes et porte le chant, voyage et nous fait voyager à partir des mélodies soufies qu’il déstructure à sa manière. Originaire du Fayoum en Moyenne Égypte, porte-parole des jeunes deux ans après le soulèvement de 2011, il porte haut son manifeste de liberté et sa recherche de justice. Il les fait vibrer, les psalmodie, les crie. Sa démarche est engagée autant que rythmée.

Rock, jazz, poésie soufie et électro-chaâbi mêlés conduisent à un syncrétisme singulier et une démarche musicale personnelle empreinte de lyrisme et de spiritualité. Il s’entoure de musiciens hors-pair tels que Mehdi Haddab, virtuose de oud, Peter Corser au saxophone dont le souffle continu impressionne, Marie-Suzanne de Loye et sa viole de gambe, les cordes baroques de Karsten Hochapfel. La Voix est libre entre dans son univers et crée des connections depuis plusieurs années. Abdullah Miniawy s’est produit pour la première fois à Paris au Cirque Électrique en 2017, le son klezmer et jazz du clarinettiste Yom lui répond aujourd’hui accompagné de la danseuse Sandra Abouav. Abdullah Miniawy décline ses recherches et écritures métaphoriques, ses styles et rencontres musicales avec une puissance bien particulière dont on reste marqué. Il parle d’altérité.   

La découverte et la diffusion de cette voix rare et percutante dont la démarche politique engendre la démarche poétique ne se ferait pas sans le travail de la structure de production, L’Onde & Cybèle. Tête chercheuse des démarches singulières à partir de la voix, depuis 1999 et organisatrice de festivals de musiques en tous genres, elle crée La Voix est libre en 2002. Ce Festival, comme les autres manifestations portées par le travail sensible de la structure – dont Festival Jazz Nomades et Festival Rhizomes – a permis la mise en synergie d’artistes et de créations avec des publics jeunes. Invité en 2007, Édouard Glissant a qualifié le travail de La Voix est libre de « poétiques de la relation »D’une ville à l’autre et d’un pays à l’autre, L’Onde & Cybèle est interface entre les jeunes en recherche d’authenticité et de découverte à la recherche de formes emblématiques et de catharsis, et des artistes de tous horizons. Au-delà de la musique, la structure travaille dans la transversalité avec des artistes de tous styles et disciplines – du jazz et du hip-hop au chant lyrique et aux musiques traditionnelles, de la danse contemporaine et du cirque à l’art vidéo.

Au-delà de la force de la voix et du message d’Abdullah Miniawy, la soirée du 1er juin au Théâtre de la Cité internationale universitaire de Paris fut consacrée à d’autres grandes voix : celles de Ghalia Benali (avec Prabhu Edouard aux tablas et Claude Tchamitchian à la contrebasse) et celle de Mounir Troudi (avec Erwan Keravec à la cornemuse et Wassim Halal aux percussions). Dans Le Cri du Caire, création 2018 de La Voix est libre, Abdullah Miniawy était entouré de ses talentueux compagnons de route, ce soir-là Peter Corser et Karsten Hochapfel : le premier est anglais et apprend, très jeune, la clarinette et la guitare, puis le piano et le saxophone. Diplômé en arts du spectacle de l’Université de Leicester, option musique contemporaine, il passe six mois, déterminants, en Inde puis s’installe en France à partir de 1995 où il travaille avec différentes formations et chorégraphes dont Philippe Decouflé et Josef Nadj, avec des danseurs comme Mathieu Desseigne et Marlène Rostaing. Le second, Karsten Hochapfel est formé au conservatoire de Munich où il apprend la guitare jazz, la guitare classique et le violoncelle, puis joue dans de nombreuses formations de jazz et musiques du monde dont en septet avec des musiciens allemands et français. Il joue, arrange et compose pour des groupes de différents styles, avec une inventivité débridée.

La Voix est libre détient l’art et la manière de tenir le rôle de médiateur entre des personnalités et des musiques d’ailleurs, rares et percutantes, et des spectateurs attentifs et séduits par la découverte et l’émotion. Chaque soirée proposée est une nouvelle aventure où s’inventent des formes, des formats, des sons et des expériences, avec générosité et empathie et qui s’inscrivent dans une liberté de pensée et de parole dont on ne sort pas indemne.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2018

1er juin 2018, Le Cri du Caire : Peter Corser, saxophone, clarinette – Karsten Hochapfel, violoncelle, guitare électroacoustique – Abdullah Miniawy, chant – Yom, clarinettes – collaboration artistique Blaise Merlin – texte Abdullah Miniawy – traduction Nabil Boutros – musique Abdullah Miniawy, Peter Corser – son Anne Laurin.

Et aussi :  Ghalia Benali et Mounir Troudi et leurs formations – le 6 juin 2018, Les Mains fertiles à la Maison de la Poésie/Paris – le 7 juin 2018, Le Bal des Électro (n) s Libres, au Cirque Électrique – le 9 juin 2018, soirée de clôture avec L’Atelier des Artistes en exil/Paris

Production L’Onde et Cybèle / Festival La Voix est Libre – 2/6 Rue Duc – 75018 Paris tél. : +33 (0)1.73.74.05.59. Site : www.festival-lavoixestlibre.com – Prochain récital Le Cri du Caire, le 17 juillet au Festival d’Avignon, Cour du Collège Vernet : site festival-avignon.com – tél. : +33 (0)4 90 14 14 14.